Si nous ne pouvons exister sans communiquer, il n’y a toutefois pas de communication sans des moments d’incommunication. Dès l’instant où nous nous adressons à d’autres personnes, nous sommes toujours susceptibles de faire l’épreuve du malentendu, de l’incertitude ou de l’ambiguïté. C’est là que se révèle l’épreuve de l’altérité, qui constitue toujours un défi pour l’expérience humaine autant que pour la réalité sociale. Un tel défi est aussi complexe qu’exaltant. Il ne peut, en aucune façon, se voir annuler par les possibilités qu’offrent les médiations technologiques qui nous accompagnent désormais dans la plupart des moments de notre existence. Car les technologies de l’information et de la communication (TIC) nous rapprochent autant qu’elles nous éloignent, en dépit des promesses qui alimentent de nombreux techno-discours. On nous vante en effet massivement à l’ère hypermoderne les vertus de l’ubiquité numérique ou de la proximité digitale. Ce registre de la présence et de la proximité est très révélateur d’une époque où dominent une peur du vide, des errances et des incertitudes. Il s’agit ainsi de pallier l’absence par des technologies relationnelles.
La communication en creux :
Mais l’impression de pouvoir nous rapprocher virtuellement les uns des autres ne dit rien de la distance qui nous sépare toujours d’Autrui. C’est sans doute à ce niveau que l’on touche paradoxalement aux richesses de la coexistence qui nous invite à sans cesse apprécier le jeu de la différence du sens qui intervient lorsque nous communiquons. Les moments de coïncidence sont finalement rares et demandent de reconnaître que le risque de la mésentente est toujours possible. La distance constitue un élément indéniable de l’expérience humaine et de la saveur qu’elle procure. Aller vers l’autre, s’adresser à lui, constitue une expérience inépuisable et, en quelque sorte, jamais satisfaite : « La communication avec autrui ne peut être transcendante que comme vie dangereuse, comme beau risque à courir ». Dans un tel schéma, le langage ne constitue pas un élément de l’éthique mais représente une expérience où la proximité de l’autre n’annule jamais la distance qui me sépare de lui. Ce qu’Emmanuel Lévinas met en cause ici, dans le déploiement de son éthique radicale, c’est une recherche de communication qui pourrait se laisser entendre comme une fusion. Une telle recherche serait, ni plus ni moins pour lui, un « vestige de l’idéalisme » qui motiverait le projet de vouloir systématiquement réduire la distance qui sépare tout sujet du monde.
Un tel idéalisme est assez perceptible aujourd’hui, à l’heure notamment où le marché des assistants vocaux se développe de manière exponentielle, avec la perspective de les voir dans un futur proche dotés d’une Intelligence Artificielle assez puissante pour simuler des conversations de plus en plus élaborées et chaleureuses, comme dans le scénario du film Her de Spike Jonze. On est, dans cette histoire, plongé dans une communication homme/machine qui repose sur le traitement de données personnelles. Cette communication est à bien des égards réconfortante et rassurante (au moins pour un temps dans le cas de Theodore, le protagoniste du film).
Une part de l’innovation dans le domaine de l’IA prend ouvertement aujourd’hui cette direction, avec l’ambition de créer des systèmes d’exploitation qui puissent se tenir au plus près de nous-mêmes, à partir du traitement algorithmique de nos données personnelles, en créant de la sorte une parfaite illusion communicationnelle. Il s’agit là bel et bien d’une illusion car nous aurons toujours besoin d’être deux (au moins) pour avoir à mettre quelque chose en commun. Or dans le cas d’interactions entre des humains et des systèmes d’exploitation, nous avons affaire à des entités qui peuvent être considérées comme des reflets de nous-mêmes. Car elles sont techniquement nourries de nos données personnelles et de leur traitement. A ce niveau, une question d’envergure s’impose sur le plan sociétal : quels engagements dans un monde commun seront possibles à partir de la généralisation de bulles communicationnelles ? En outre, si une IA pourra nous séduire par sa disponibilité, tout autant que par la somme infinie des connaissances qu’elle pourra nous apporter à tout moment, est-ce que de tels critères machiniques ne viendront pas à terme dénaturer les relations humaines langagières qui, par essence, sont faites de non-dits, de détours et d’intentions implicites ?
Les paradoxes de l’incommunicabilité à l’ère digitale :
Au-delà de la tentation du repli dans la sphère subjective ou des schémas simplistes qui seront susceptibles de se produire avec la généralisation des assistants vocaux connectés, les relations humaines médiatisées par les technologies numériques sont également riches en paradoxes. Ceci, alors même qu’elles sont encore beaucoup envisagées dans l’imaginaire social comme des moyens pour fluidifier les rapports intersubjectifs. On constate à cet égard que plus les difficultés de la communication humaine se révèlent, plus se renforce le désir de pallier à ces difficultés par les progrès accomplis dans le domaine de la communication médiatisée (et qui démultiplient les possibilités d’interaction, par la voix et l’image). Le désir d’immédiateté que satisfait la technologie devient une norme qui investit de plus en plus nos imaginaires, en influençant de manière croissante nos comportements. Or même à l’ère de l’hyperconnexion et des réseaux sociaux tout le monde n’a pas accès à la parole de la même façon, et toutes les paroles n’ont surtout pas la même force.
Sur un autre plan, il convient de noter que la qualité des relations virtuelles s’avère problématique tant la liberté est grande de pouvoir s’échapper. Ce qui agit fortement dans la vie personnelle où contrairement aux relations dites « réelles », il est particulièrement simple de s’engager dans une relation virtuelle et d’en sortir au gré de nos envies les plus soudaines. Et il existe bien à cet égard une mythologie de la vitesse et du mouvement qui est associée à la liberté. Empiriquement, c’est en prenant place dans une telle dimension symbolique que les TIC se voient massivement associées au progrès. Pourtant, ces technologies sont génératrices de nouvelles formes d’irresponsabilité qui sont, entre autres, renforcées par les malentendus d’une communication qui est soit purement textuelle, soit uniquement vocale, mais qui n’est plus en aucun cas corporelle et incarnée.
Une problématique qui s’impose donc de manière très vive au sein de la société des écrans est celle d’une confusion entre le désir (nécessaire) de reconnaissance qui produit un renforcement du sentiment d’exister et le besoin (contingent) de communiquer à tout moment, et ceci souvent de manière assez compulsive, avec une multitude de correspondants (plus ou moins proches). On répond ainsi à une peur profonde et inavouée d’affronter le vide, l’absence, le silence ou l’ennui. Pourtant, la recherche du regard d’autrui dans tous les moments de l’existence néglige le fait que la construction de soi et que l’élaboration de la socialité nécessitent une mise en suspens de l’interactivité. Il y a un moment de solitude créatrice nécessaire à notre accomplissement dans toute vie sociale et politique.
Cette contribution est extraite d’un article initialement paru sous le titre « La communication et ses écarts. Réflexions sur les limites de l’idéalisme technologique », in Les incommunications, coordonné par Franck Renucci et Thierry Paquot, revue Hermès, N° 84, Paris, CNRS Editions, 2019, p.31 -37. Pour accéder à l’intégralité de l’article : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2019-2-page-31.htm